En mettant hors de cause tous les dirigeants d’EADS suspectés, par le rapport d’enquête de l’Autorité des Marchés Financiers (« AMF »), d’avoir commis un manquement d’initié, la décision de la Commission des sanctions de l’Autorité boursière en date du 27 novembre 2009, jette, une fois de plus, le discrédit sur un gendarme de la bourse en assoyant sa réputation de protecteur des « puissants » et d’oppresseur des « seconds couteaux ».
Ces dirigeants avaient eu connaissance, entre novembre 2005 et mars 2006 d’informations confidentielles relatives au retard du programme de production et de livraison de l’airbus A380, produit phare de la société AIRBUS, filiale de EADS.
Ils étaient soupçonnés d’avoir utilisé ces informations à leur profit pour vendre leurs actions EADS avant que le cours du titre ne s’effondre, en juin 2006, après qu’AIRBUS ait publiquement annoncé un décalage du calendrier de livraison de l’A380, en raison de difficultés industrielles de gestion de montée en cadence de la production.
Pour mettre hors de cause les dirigeants d’EADS, la Commission des sanctions s’est attachée à démontrer que l’information confidentielle qu’ils avaient en leur possession ne présentait pas les caractéristiques d’une information privilégiée.
Le manquement d’initié repose sur le concept essentiel d’information privilégiée. Sans elle, Le manquement n’est pas caractérisé.
De construction jurisprudentielle et réglementaire[1], la notion d’information privilégiée repose sur trois caractéristiques essentielles : la précision, la confidentialité et son influence sur le cours de bourse.
La Commission des sanctions a procédé à une analyse des informations détenues par les dirigeants d’EADS à travers le prisme de ces caractéristiques.
Si on approuve l’argumentation de la Commission l’ayant conduit à déduire que l’information de la perception d’un écart entre les indications du plan d’affaires 2006/2010 d’EADS et les « attentes du marché » ne constituait pas une information privilégiée, on sera, au contraire, beaucoup plus réservé sur son raisonnement qui lui a permis d’arriver à la même conclusion à propos de l’information relative à des retards sur le programme de livraison de l’A380.
Sur l’information relative à la perception d’un écart entre les indications du plan d’affaires 2006-2008 d’EADS et les attentes du marché
Le rapport d’enquête de l’AMF reprochait aux dirigeants d’EADS d’avoir utilisé la perception d’un écart entre d’une part, des perspectives de dégradation de la rentabilité qui auraient pu être déduites pour les années 2006, 2007 et 2008 des objectifs de marge et de résultats opérationnels d’EADS contenus dans le plan d’affaires de cette société et d’autre part, les « attentes du marché » telles qu’exprimées par certains analystes financiers.
Pour écarter le caractère privilégié de cette information, la Commission analyse les deux repères qui permettent de caractériser l’écart.
S’agissant du plan d’affaires, la Commission estime « qu’en raison du caractère glissant du plan, reconstruit chaque année, les données propres aux exercices autres que le premier couvert par le plan ont vocation à être revues, mises à jour et modifiées en fonction, d’une part, des décisions qui seraient prises par les équipes dirigeantes et, d’autre part, de l’évolution des diverses hypothèses qui sous-tendent le plan et tenant notamment au taux de change dollar/euro et aux coûts de recherche et développement ainsi que, s’agissant d’Airbus, au prix et au nombre de livraisons d’avions ; qu’ainsi, en principe, les indications contenues dans un tel plan, autres que celles relatives à la première année couverte par celui-ci, ne revêtent pas la précision exigée d’une information privilégiée ».
On ne peut qu’approuver cette analyse. En effet, un plan d’affaires comporte, par essence, des éléments variables et ajustables en fonction de diverses hypothèses et ceux-ci ne peuvent constituer le substrat d’une information privilégiée du fait de leur manque de précision.
La Commission aura dû s’en tenir à cette constatation.
Or, en ajoutant des motifs surabondants, notamment en essayant de démontrer que le plan d’affaires présenté aux dirigeants d’EADS ne comportait pas « l’expression ou la mise en évidence d’une dégradation », la Commission contredit la pertinence de son analyse initiale. Il était inutile de caractériser le degré de dégradation du plan d’affaires à partir du moment où la Commission avait estimé ce dernier trop imprécis pour constituer une information privilégiée.
La Commission revient ensuite sur les « attentes du marché » en estimant que « pour l’année 2008, le faible nombre (quatre) des analyses reprises par le rapport d’enquête et leur caractère très dispersé (les anticipations de résultat opérationnel fluctuant entre 3,5 et 5,5 milliards d’euros) (…) font que la moyenne arithmétique d’opinions divergentes d’analystes financiers fondées sur des hypothèses hétérogènes n’a pas une pertinence suffisante pour être, à elle seule, assimilée aux « attentes du marché » et constituer par suite un élément utilement comparable aux données du plan d’affaires d’EADS.
Si l’analyse de la Commission est pertinente, elle reste à notre sens trop mesurée. En mettant l’accent sur le « caractère très dispersé » des analyses reprises par le rapport d’enquête et leurs hypothèses « hétérogènes », la Commission laisse à penser que si le panel des analyses financières avaient été homogènes, il aurait pu ainsi constituer un élément utilement comparable au plan d’affaires, si un écart avait été constaté.
Or, par définition, les attentes des analystes sont toujours des repères subjectifs construits de façon indépendante de la société. En conséquence, si un écart devait être constaté entre ces analyses d’une part, et d’autre part, les indications fluctuantes d’un business plan, celui-ci ne saurait constituer la matérialisation d’une information privilégiée.
Sur l’information relative à des retards sur le programme de livraison de l’A380
Il était reproché au dirigeants d’EADS, d’avoir, à des dates comprises entre le 8 et le 21 mars 2006, utilisé une information « relative à l’impossibilité pour la société Airbus d’honorer ses engagements de livraison du programme A380, tels qu’ils étaient en vigueur depuis le mois de juin 2005 ».
La Commission des sanctions recherche si l’information ainsi invoquée revêt les caractères d’une information privilégiée.
La Commission constate que lors de la réunion du comité exécutif d’Airbus du 17 février 2006, une présentation intitulée « révision du programme A380 » fait état de l’existence de retards sur le planning industriel arrêté en mai 2005, et notamment de l’augmentation des travaux restant à effectuer sur les sections d’appareils arrivant à la chaîne d’assemblage final ; que selon la conclusion de cette présentation, l’impact sur les livraisons industrielles serait, du fait des mesures prises, partiellement résorbé « mais : [que] les engagements [de livraison] pris auprès des compagnies clientes étaient impactés par de nouveaux retards » ; que lors du comité des actionnaires tenu le 1er mars 2006, le responsable du programme A380 a indiqué qu’il y avait « une haute probabilité qu’il y ait des retards sur les livraisons [devant intervenir] en 2007 ».
La Commission souligne ensuite que si le programme conçu pour adapter à la situation évoquée les 17 février et 1er mars 2006 le planning de production tel qu’il a été entériné le 27 mars 2006, maintenait à 26 – contre 27 antérieurement – le nombre des livraisons prévues pour 2006 et 2007, le programme « prévoyait que 7 d’entre elles seraient retardées de deux mois au plus, les 19 autres étant affectées de délais supplémentaires variant entre 3 et 5 mois ».
Cette information, suffisamment précise et confidentielle est, bien entendu, susceptible d’avoir une influence sur le cours de bourse. A ce titre, elle constitue sans aucun doute une information privilégiée.
Néanmoins, par un raisonnement spécieux, la Commission tente de prouver le contraire.
Elle estime que « les difficultés du processus industriel ainsi évoquées, distinctes – et de bien moindre ampleur – de celles ultérieurement apparues et ayant donné lieu au communiqué précédemment mentionné du 13 juin 2006, n’apparaissaient pas, lors de ces réunions des 17 février et 1er mars 2006, comme étant d’une nature substantiellement différente de celles usuellement rencontrées en matière aéronautique et susceptibles d’être surmontées par la mise en œuvre de mesures d’amélioration du processus de production »
Puis la Commission conclut : « Considérant, (…), qu’il ne résulte pas de l’instruction que, dans le contexte existant à la date des faits reprochés que l’information invoquée par les notifications de griefs ait porté, au sens des dispositions précitées de l’article 621-1 du règlement général de l’AMF, sur un « ensemble de circonstances » suffisamment précis pour qu’un investisseur raisonnable l’utilise comme l’un des fondements de ses décisions d’investissement et qu’elle ait ainsi été susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours du titre EADS ».
Si l’on comprend bien l’analyse de la Commission, les retards ou difficultés du processus industriel lesquelles constituent, selon elle, une préoccupation habituelle à ce stade de la fabrication (on notera au passage l’estimation arbitraire de la commission sur le degré des difficultés rencontrées dans le programme de livraison de l’A380 au mois de mars 2006), justifierait le caractère imprécis des informations mises à disposition des dirigeants d’EADS, les excluant par là même de la sphère de l’information privilégiée.
Ce raisonnement, fallacieux, ne convainc pas. En l’espèce, l’information mise à la disposition des dirigeants d’EADS était suffisamment précise pour constituer une information privilégiée au sens que lui donne la jurisprudence et l’article 621-1 du Règlement général de l’AMF, peut importe par ailleurs que les difficultés rencontrées par AIRBUS n’ait été, selon l’analyse de la Commission que passagère et aisément surmontable.
En outre, la Commission semble avoir confondu délit d’initié et manquement d’initié.
En effet, en mettant l’accent, dans son analyse sur l’information possédée par les dirigeants d’EADS, sur le caractère surmontable des retards pris par AIRBUS dans livraison de l’A380, la Commission semble considérer que cette information n’aurait pas été déterminante des cessions d’actions EADS effectuées par les dirigeants.
Or, si l’élément intentionnel est requis en droit pénal pour qualifier le délit d’initié, il ne doit pas être pris en compte dans le cadre d’un manquement d’initié où seule l’utilisation de l’information privilégiée est admise.
Pour ces raisons, la décision de la Commission des sanctions mérite l’appréciation technique d’un jugement en appel.
[1] L’article 621-1 du règlement général de l’AMF